Armande ne se contenta pas de cette requête. En compagnie du curé d’Auteuil, elle se rendit à Versailles pour se jeter aux pieds du roi. Elle se plaignit de l’injure qu’on lui faisait et osa dire que « si son mari était un criminel, ses crimes avaient été autorisés par Sa Majesté même ». Quant au curé, au lieu de témoigner des bonnes mœurs du défunt, il tenta de se justifier « d’une accusation de jansénisme dont il croyait qu’on l’avait chargé auprès de sa Majesté ». Louis XIV, exaspéré, les réexpédia brutalement vers la décision de l’archevêque.
Sa réponse arriva. Il autorisait la sépulture ecclésiastique de Molière dans le cimetière de la paroisse de Saint-Eustache à la condition « que sera sans aucune pompe, et avec deux prêtres seulement et hors des heures du jour, et qu’il ne se fera aucun service solennel pour lui, ni dans la dite paroisse Saint-Eustache ni ailleurs, même dans aucune église des réguliers et que notre présente permission sera sans préjudice aux règles du rituel de nôtre église, que nous voulons être observées selon leur forme et teneur. »
Le 21 février, vers les neuf heures du soir, le convoi funéraire se forma. Mais ces funérailles peu ordinaires occasionnèrent un rassemblement populaire qui se montra vite menaçant. Pourquoi ? Ce bon peuple de Paris, en grande partie acquit à la Ligue, avait pris l’habitude de jeter des pierres aux protestants se rendant à leurs prêches. Leurs enterrements étant assujettis à la même discrétion imposée aux funérailles du dramaturge, les parisiens crurent qu’il s’agissait de l’inhumation d’un parpaillot. On précisa qu’il s’agissait de Molière et, de ses fenêtres, Armande, tout en demandant des prières pour le grand homme, jeta une centaine de pistoles.
Le cortège se mit enfin en marche. Le chant de psaumes lui étant interdit, Molière s’achemina vers le cimetière Saint-Joseph en grand silence accompagné de « quatre prestres qui ont porté le corps dans une pièce de bois couverte du poelle des tapissiers ; six enfants bleus portant six cierges dans six chandeliers d’argent, plusieurs laquais portant des flambeaux de cire allumés » et suivi par la foule.
Arrivé à destination, il fut officiellement inhumé au milieu du cimetière, au pied de la croix.
Quelques temps après, Armande y fit porter une grande pierre tombale. Deux ou trois ans plus tard, durant un hiver glacial, pour réchauffer les plus démunis, elle fit voiturer du bois dans le cimetière qu’on brûla à même la pierre qui éclata sous l’effet de la chaleur.
Molière était-il toujours dans cette tombe ?
L’histoire de la double sépulture de Molière
L’histoire posthume de la sépulture de Molière pourrait s’arrêter ici pour ne reprendre qu’au moment de son exhumation de 1792. Ce ne fut pas le cas.
L’affaire commença quand, en 1732, Titon du Tillet, grand ami des lettres et érudit, publia son Parnasse français dans lequel il racontait la chose suivante: vers 1712, il avait rencontré un ancien chapelain de Saint-Joseph qui avait assisté à l’enterrement de Molière. Or, selon ce chapelain, Molière n’était pas sous sa tombe officielle « mais dans un endroit plus éloigné attenant à la maison du chapelain ».
Bien que d’abord récusé par certains, ce témoignage, enrichi de nombreuses réflexions sur les conditions de l’inhumation, finit par faire son chemin et en convaincre d’autres.
Que se serait-il passé?
Pour bien comprendre ce qui aujourd’hui nous parait invraisemblable, il faut rappeler qu’à l’époque, cette loi, qui condamnait les comédiens à être enterrés dans un lieu non consacré s’ils n’étaient pas revenus dans la Religion en se confessant et en recevant les derniers sacrements, n’était pas un simple caprice de l’Eglise mais relevait d’une loi d’Etat ; loi dont furent victimes par la suite Rosimond, Adrienne Lecouvreur et Mlle Raucourt.
Dans le cas Molière, deux possibilités existent qui expliquent la complexité de l’affaire :
Soit l'Eglise et/ou le clergé de Saint-Eustache, contraints et forcés, ont accepté de déroger à cette loi implacable et ils conservèrent à l’excommunié Molière sa place privilégiée dans le cimetière.
Soit, l’ayant saumâtre d’être obligés de déroger à cette loi pour l’infâme auteur de Tartuffe, ils firent en sorte de l’exhumer pour le ré-inhumer dans la partie non consacrée du cimetière réservée aux suicidés et aux enfants mort-nés. Cela expliquerait aussi cette strophe d’un sonnet écrit par un dénommé Les Isles Le Bas qui détestait Molière :
« ….
O le lugubre sort d’un homme abandonné !
Molière baptisé, perd l’effet du baptême,
Et dans sa sépulture il devient un mort-né »
Cet arrangement diplomatique post mortem avait même le grand avantage de préserver les susceptibilités de tous.
Alors ? Sans rentrer dans l’analyse fastidieuse du peu de documents existants sur l’inhumation de Molière, beaucoup en sont arrivés à la conclusion que le comédien avait eu une double sépulture : l’officielle dont il fut immédiatement retiré pour être enterré dans l’officieuse.
Molière au Père-Lachaise ?
Sauf à chipoter, l’éventuelle double sépulture n’aurait soulevé aucune question si on n’avait pas cherché à l’exhumer. Quel que soit son emplacement dans le cimetière Saint-Joseph, il aurait disparu avec celui-ci. C’eut été très regrettable, mais de nombreuses illustres personnalités connurent ce sort.
Mais la Révolution, dans sa volonté de bien faire, allait rendre l’affaire quasi inextricable. Voici pourquoi : Attention, il faut suivre !
En 1792, la Révolution décida de réparer l’injustice faite à Molière et à La Fontaine au moment de leurs inhumations et de leur élever des monuments dignes de leur génie. Le 6 juillet, Fleury, vicaire de Saint-Eustache, mandaté par la section armée Molière et La Fontaine qui avait son siège dans la chapelle du cimetière Saint-Joseph, se dirigea d’un pas décidé vers les sépultures de Molière et de La Fontaine dans ledit cimetière. Première erreur: La Fontaine n'a jamais été enterré au cimetière Saint-Joseph mais à celui des Innocents !
Or, le vicaire Fleury, se mettant en contradiction avec la version officielle de l’Eglise, ne se dirigea pas ses recherches vers la première sépulture de Molière mais vers la seconde. Le souvenir de la double sépulture s’était donc bien perpétué parmi les chapelains de Saint-Joseph. Ce même jour, les restes supposés de Molière furent exhumés, déposés dans une caisse de sapin et entreposés dans la cave de la chapelle Saint-Joseph. Ceux présumés de La Fontaine le furent le 21 novembre.
La chapelle fut démolie pour être remplacée par un corps de garde. La caisse de Molière, rejointe depuis par celle contenant les restes de La Fontaine, fut déposée dans une pièce du nouveau corps de garde où la vigilance se relâcha. Moyennant quoi, pour satisfaire la curiosité de quelques amateurs, les caisses furent ouvertes et victimes de quelques prélèvements. Et une relique de Molière par-ci et une relique de La Fontaine par-là ! Leur parcours, pour intéressant qu’il soit, n’apportant rien à notre affaire notons simplement l’ahurissant projet qu’eut la Convention.
Les toquades révolutionnaires n’étant plus à une extravagance près, avec ces fragments prélevés et mélangés à ceux émanant d’autres personnages illustres, parmi lesquels Héloïse et Abélard, le chimiste Darcet voulait en tirer du phosphate de chaux qui devait « être employé pour la fabrication d’une belle coupe en porcelaine de Sèvres où l’on aurait bu patriotiquement à la République » !
Enfin, plusieurs éléments concordent pour penser qu’à un moment les deux squelettes sortis de leurs caisses les ont réintégrer dans le désordre. Et Molière de se retrouver dans la caisse étiquetée La Fontaine et vice-versa ! Tout cela laisse pantois de perplexité.
1799. L’administration centrale du département de la Seine décidant « que le respect pour les grands hommes est une des vertus d’un peuple libre et éclairé et les honneurs qu’on leur rend après leur mort sont le plus sûr moyen d’exciter une noble émulation » arrêta d’exhumer tous les hommes célèbres reposant dans les églises, édifices nationaux ou cimetières. En conséquence de quoi les restes de Molière devaient être transférés à l’école centrale du Panthéon. Cela ne se fit pas et, le 7 mai 1799, Alexandre Lenoir prit possession des caisses «Molière» et «La Fontaine» qu’il installa dans son fameux musée des Monuments français.
Les restes présumés des deux génies trouvaient enfin un peu de repos dans des sarcophages dignes d’eux.
1817. Depuis son ouverture en 1804, les défunts boudaient le Père-Lachaise. Alors, pour le rendre fréquentable, on eut l’idée d'un bon coup publicitaire en faisant venir quelques résidents de prestige. Ce projet arrangeait d’autant mieux son monde que le musée des Monuments français était supprimé.
C’est ainsi que le 6 mars, les cercueils présumés de Molière et La Fontaine après avoir été conduits à l’église Saint-Germain-des-Prés où fut célébrée une messe, firent leur entrée solennelle dans ce cimetière.
En conclusion
Si la double sépulture existait bien et que le vicaire Fleury a fait ouvrir la bonne, alors il y a une chance infime pour que Molière repose effectivement au Père-Lachaise mais peut-être dans le cercueil de La Fontaine.
Si la double sépulture n’a jamais existé, le vicaire Fleury ayant cherché au mauvais endroit, Molière ne peut en aucun cas reposer au Père-Lachaise sauf, si par un hasard extraordinaire, en cherchant les restes de La Fontaine on déterra les siens. Dans ce cas, il serait effectivement bien dans son cercueil.
Si aucune de ces hypothèses n'étaient exactes, les restes de Jean-Baptiste Poquelin, toujours enfouis au pied de la croix du cimetière Saint-Joseph y demeurèrent jusqu’à la disparition du cimetière. Acta est fabula...